L’émergence de Podemos en Espagne : vers la fin du bipartisme ?

Le 22 mars dernier, les élections régionales anticipées organisées en Andalousie ont marqué la victoire de la gauche traditionnelle (PSOE) et une défaite du Parti populaire (PP), parti au pouvoir. Le score réalisé par le parti de gauche antilibéral Podemos, lui permet de s’imposer comme la troisième force politique du pays. La montée de ce parti, de plus en plus important sur la scène politique espagnole, risque néanmoins d’entraîner de forts bouleversements de la vie politique, en remettant en question le bipartisme en place depuis une trentaine d’années.

Créé en janvier 2014 par Pablo Iglesias, Podemos est issu du mouvement des Indignés, le M-15. Né dans une Espagne éprouvée par la crise économique et le chômage, il a entamé son ascension politique lors des élections européennes de mai 2014 avec une percée spectaculaire pour un parti aussi jeune, obtenant cinq sièges au Parlement européen. Podemos se trouverait en position de première force politique du pays, selon un sondage d’El País.

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Estimation du résultat électoral si les élections générales avaient lieu

 Source : El País.[1]

Le succès de Podemos s’explique par sa capacité à se positionner comme une voie alternative entre les partis traditionnels gangrénés par la corruption et les scandales à répétition. Le discours de Podemos parvient à dépasser le clivage traditionnel entre gauche et droite en mettant l’accent sur l’opposition entre le peuple et « les oligarques »[2]. Podemos parvient également à séduire de par sa capacité à traduire le discours traditionnel de la gauche par des enjeux plus universels comme la démocratie ou la souveraineté afin de s’assure une adhésion la plus large possible. De cette manière, il parvient à toucher un électorat plus vaste que celui de la gauche antilibérale, visant également un tiers de l’électorat du PSOE et quelques conservateurs du PP. Aux élections européennes de mai 2014, 10% des électeurs ayant voté pour Podemos soutenaient auparavant la droite.

Par sa prise de position, Podemos reflète l’épuisement idéologique des partis traditionnels et affirme son originalité qui réside, d’après le professeur de science politique José Ignacio Torreblanca, dans sa capacité à allier continuité et rupture. Tout en se revendiquant de la transition démocratique, le parti souhaite mettre en place une réforme des institutions mises en place par la Constitution de 1978. Cette réforme est nécessaire du fait de la corruption qui atteint, selon Pablo Iglesias, un niveau structurel en Espagne. La dénonciation de la corruption est au cœur des revendications de Podemos : l’accent est mis sur un clivage entre une classe dirigeante d’oligarques, « la caste », et le reste de la population. 2 000 affaires de corruption font actuellement l’objet d’une enquête de justice et concernent pas moins de 500 hauts fonctionnaires. Aucun pan de la vie politique espagnole n’est épargné car la monarchie se trouve même éclaboussée par des scandales, comme l’a montré récemment l’affaire concernant l’infante Cristina Borbón.

 

La popularité de Podemos s’explique aussi par la personnalité de son leader, Pablo Iglesias. Cet ancien professeur de science politique doit son succès aux réseaux sociaux et à la télévision ; il est connu pour ne jamais perdre contenance lors d’un débat. Il a néanmoins changé son apparence depuis le succès de son parti, abandonnant piercings et anneaux.

 

Le bipartisme régnant depuis plus de trente ans est menacé par le brusque succès de Podemos. La bipolarisation de la scène politique entre le PP et le PSOE s’explique par le choix d’un mode de scrutin proportionnel en théorie, mais aux effets majoritaires. Depuis 1982, ce mode de scrutin favorise les deux grands partis que sont le PSOE et le PP. Les élections législatives, organisées tous les quatre ans, suivent une règle de proportionnalité avec un seuil de 3%. L’importance de ce seuil défavorise les petits partis qui ne peuvent être uniquement représentés dans les grandes circonscriptions, souffrant d’une dispersion spatiale de leurs voix à l’échelle nationale. Ainsi, à l’exception des grands partis, seuls les partis bénéficiant d’un ancrage local fort, comme les partis nationalistes, peuvent espérer être représentés. Podemos dénonce un système électoral favorable aux formations dominantes et aux partis recrutant sur un territoire restreint, comme les nationalistes. Le bipartisme induit par ce mode de scrutin, associé à un déficit de proportionnalité criant, entraîne une réduction de l’offre politique renforçant cette tendance au bipartisme.

 

Associé au recul des deux grands partis, l’ascension de Podemos bouleverse cette bipolarisation comme l’ont montré les élections européennes de mai 2014 : le PSOE est passé de 38,78% des voix et 23 sièges à 23% et 14 sièges, tandis que le PP connaît une baisse de 42,12% des voix et 24 sièges en 2009 à 26,05% et 16 sièges aujourd’hui. Podemos, a obtenu 5 sièges et 7,97% des suffrages[3]. Le recul des deux grands partis rend de plus en plus plausible l’hypothèse de la formation d’une coalition entre partis pour pouvoir gouverner et non plus une opposition traditionnelle.
Le 1er décembre 2014, Juan Rosell, président de la Confédération espagnole des entreprises (CEOE) appelait à une grande coalition entre le PP et le PSOE, sur le modèle de la coalition allemande.

 

Podemos est cependant loin de faire l’unanimité : selon certains manifestants du mouvement M-15, attachés à l’autonomie du mouvement social, le parti jouerait les idiots du système.[4] Le programme qu’il a présenté en novembre 2014 s’éloignerait de ses premières revendications en faisant figurer parmi ses priorités un revenu minimum pour tous, la retraite à 60 ans et le refus de payer la dette. Pour ses opposants, il s’agirait d’un parti populiste sans base idéologique.

Récemment, Podemos a également dû essuyer un sérieux revers portant atteinte à sa crédibilité même : alors que la transparence et la lutte contre la corruption constituent son cheval de bataille, son numéro trois, Juan Carlos Monedero est accusé d’évasion fiscale.

 

La montée de Podemos est porteuse d’une menace pour la vie politique espagnole : la gouvernabilité du pays pourrait être mise en péril si la fin du bipartisme se révèle synonyme d’éparpillement des forces politiques et qu’aucun parti ne parvient à dominer la vie politique espagnole. Selon un sondage récent d’El País, quatre partis polarisent 80% des intentions de vote : Podemos arrive en tête avec 22,5%, suivi par le PSOE avec 20,2%, le PP avec 18,6% et Cuidadanos, nouveau parti de centre gauche avec 18,4%. Ces données confirment une tendance à l’éparpillement des forces politiques, réelle menace pour la gouvernabilité du pays.

Par Clémence Durand

 

 

[1] http://elpais.com/elpais/2015/02/06/media/1423258205_790592.html

[2] « La vague Podemos », Le Monde, 25.12.2014, Isabelle Piquer

 

[3] http://alencontre.org/europe/espagne/declin-du-bipartisme-ascension-de-podemos-et-renforcement-du-souverainisme-en-catalogne.html

[4] « Podemos, le parti qui bouscule l’Espagne », Le Monde Diplomatique, Janvier 2015, Renaud Lambert

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