Assassinat de Boris Nemtsov : quel avenir politique pour la Russie de Poutine ?

Le 27 février 2015, le nom de Boris Nemtsov vient s’ajouter à la liste des opposants à Vladimir Poutine morts accidentellement, prématurément, ou de façon suspecte. Dans le dernier cas, il s’avère qu’un fourgon vient bloquer le champ à une caméra pourtant très éloignée (qui nécessitait donc de connaître l’emplacement de toutes les caméras du quartier), seule source d’identification potentielle des assassins. Cette affaire nous donne donc l’occasion de nous pencher sur la particularité du système institutionnel russe, ainsi que de sa gouvernabilité à court et moyen terme.

 

Tout d’abord, rappelons, qu’en Russie, être en opposition avec Vladimir Poutine, c’est être en opposition avec non seulement le Président de la Fédération de Russie, sur les larges pouvoirs duquel nous reviendrons, mais également avec le gouvernement, et le système dans son ensemble. Il est en effet rare qu’un manifestant anti-Poutine n’accompagne pas ses revendications d’une demande de réforme des institutions. Rappelons aussi que le nom de Boris Nemtsov s’ajoute à ceux d’Anna Politkovskaïa, Alexandre Litvinenko et d’environ dix autres opposants majeurs disparus depuis le début des années 2000. Le dernier opposant majeur à l’heure actuelle, Alexeï Navalny, est quant à lui condamné à 3 ans et 6 mois de prison avec sursis, pour une affaire qu’il qualifie de coup monté, et vient de purger une peine de 15 jours de prison pour avoir distribué des tracts à une sortie de métro. Ce dernier a confié au journal Le Monde qu’il « excluait que l’assassinat de Nemtsov ait été possible sans autorisation ».

 

Cependant, au delà du destin de ces opposants, ce qui soulève plusieurs questions d’un point de vue institutionnel est la durabilité de la politique Poutine. Combien de temps le Président pourra-t-il conserver ce pouvoir monocéphale, comment mène-t-il sa ligne politique de sorte à conserver à la fois une politique autoritaire et une large base électorale, pérennisant de fait ce que d’aucuns qualifient d’ « Empire Poutinien »[1]. Certes, la politique autoritaire et répressive serait l’argument le plus commun, mais au delà, il est possible de dégager des caractéristiques dans sa récente ligne de conduite qui permettent à Vladimir Poutine de gouverner le pays tout en répondant aux attentes du peuple russe.

 

En menant des actions basées sur le renforcement du sentiment impérialiste russe, de la place de la Russie comme grande puissance géopolitique mondiale, Poutine a su pour une grande partie de la population redorer le blason d’un empire terni durant les années 1990. Les décisions du Président allant dans ce sens sont aussi bien ponctuelles que constantes : dans le premier cas l’intervention en Ukraine et l’annexion de la Crimée en sont un parfait exemple, l’opposition systématique aux pays occidentaux illustre parfaitement le second cas. Pour Alexeï Navalny, ce genre de décisions est typique de ce qu’on pourrait qualifier d’une fuite vers l’avant, d’un opportunisme politique faisant appel au sentiment nationaliste, primant sur les questions de politique intérieure. Aussi éphémère que cette stratégie puisse paraître, elle a néanmoins longtemps servi sur le moyen terme dans plusieurs démocraties (Israël, Etats-Unis), permettant à des chefs d’Etats controversés de rester au pouvoir. Ainsi, lorsque seuls 23% des russes soutiennent une intervention russe en Ukraine[2], 77% trouvent que le rôle des oligarques est absolument ou partiellement négatif[3]. Pourtant, aucune loi ou projet du gouvernement n’ambitionne de réguler les comportements de ces derniers, ou de penser une politique de régulation, voire de redistribution, dans une économie ou les 20% les mieux nantis ont un revenu six fois supérieur aux 20% les plus pauvres[4]. De la même façon le pays a enregistré une croissance en net ralentissement entre 2012 et 2014 (de 3,9% à 0,6%), plusieurs économistes ont pointé du doigt la dépendance en énergies fossiles, et les effets des sanctions européennes en réponse à la crise ukrainienne. Pourtant, les russes semblent toujours apporter leur soutien au Président, puisque 85% des russes approuvaient ses activités en novembre 2014[5], et 54% de la population estime que personne ne peut le remplacer[6]. Il est d’ailleurs important de relativiser l’idée reçue selon laquelle les élections en Russie ne seraient qu’une vaste supercherie. En effet, malgré certaines irrégularités, il semble clair que le Président bénéficie d’un important soutien populaire, un atout de poids qui vient conforter une position déjà avantageuse du fait des pouvoirs qui lui sont conférés.

 

La Constitution de la Fédération de Russie, en vigueur depuis 1993, attribue de larges pouvoirs au Président de la Fédération, qui en plus de dominer le pouvoir exécutif, nomme les juges de la Cour suprême. Il a également le pouvoir de dissoudre la chambre basse, et nomme la moitié des membres de la chambre haute. Cette dernière nomme quant à elle le Procureur général, et le « Commissaire pour les droits de l’homme ». Autant dire que le Président de la Fédération de Russie a le bras long. Plus inquiétant est le constat qu’en plus de 15 ans, la même personne a dirigé (de façon plus ou moins directe) le pays, en ayant un pouvoir direct sur les trois pouvoirs, développant un exécutif pour le moins autoritaire, ainsi qu’en influençant des oligarques qui lui doivent leur position, et desquels dépend l’économie nationale. La question se pose donc quant à l’institutionnalisation effective de la Russie : plus exactement, on peut se demander si Poutine peut réellement espérer continuer à diriger le pays « démocratiquement » pour le restant de ses jours, avec la menace croissante que constituent pour lui ces opposants jeunes, instruits et surtout soutenus via les réseaux sociaux et les médias numériques, difficilement contrôlables.

Cependant, l’on pourrait également s’inquiéter du devenir de la Russie sans Poutine, avec le pouvoir et l’influence que l’on vient de décrire. L’exemple parfait est l’inquiétude nationale qu’a suscité son absence des médias russes pendant plus de 10 jours, qui a forcé le Kremlin à publier une interview préenregistrée dans laquelle le Président évoque la crise ukrainienne. Bien que la raison de cette serait en fait un simple virus, on ne peut s’empêcher de souligner le fait que son absence a tout simplement créé un vide de 10 jours dans l’activité politique du pays.

 

Par Bachir Cherkaoui

[1] « Triste empire poutinien », Le Monde, 03.03.2012, Mikhaïl Chichkine.

[2] Sondage réalisé par VTsIOM les 18 et 19 octobre 2014 dans 132 villes, échantillon de 1600 russes.

[3] Sondage réalisé par Izvestia (Russie) le 25 juillet 2003.

[4] Rapport annuel de l’OCDE sur l’économie du bien-être en Russie, 2014.

[5]Sondage réalisé par Levada du 21 au 24 novembre 2014 dans 134 villes, échantillon de 1600 russes.

[6] Sondage réalisé par Levada du 19 au 22 décembre 2014 dans 134 villes, échantillon de 1600 russes.

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